Télécharger la Brochure Mémoires d’Orient par Nelly Kahloun
L’ART FIGURATIF ET NARRATIF DE NELLY KAHLOUN
Il faut replacer la peinture de Nelly Kahloun dans son contexte d’origine juive séfarade pour apprécier ce traitement en douceur du réalisme. Elle reste un fidèle témoin de la vie quotidienne de cette communauté, réelle ou rêvée, présente ou passée, faisant revivre dans ses toiles des scènes observées avec esprit et contées avec un sens rare de la vérité.
Il s’agit ici de remettre le style figuratif sur la scène de l’art actuel. Celui qui est vu, vendu, reconnu. Un constat s’impose : la « grande tradition » de la peinture figurative devrait par définition se pérenniser et le flambeau se transmettre à la postérité. Toutefois, si le désir s’en fait toujours sentir, la situation actuelle ne s’y prête guère. Le dessin d’après nature a perdu depuis longtemps son importance dans les Ecoles d’Art en Occident. Le monde des musées boude l’art figuratif et la plupart des critiques le jugent obsolète. Pourtant, aucun peintre figuratif n’a joui depuis quelques décennies d’une réputation aussi grande que celle de Lucian Freud et peu se sont attachés autant que lui à peindre la figure humaine. Une œuvre peut appartenir à « la grande tradition » que si elle est de grande qualité. Et c’est le cas de l’œuvre de N.K. La réussite esthétique réside dans la qualité d’exécution, la complexité de la composition et l’efficacité formelle des figures et des objets. Le dessin est au cœur de sa pratique en raison de la manière dont le trait véhicule l’énergie. Elle peut adopter la touche légère et délicate d’un miniaturiste comme dans les motifs ornementaux des mosaïques ou traiter les corps avec des aplats synthétiques. La précision du trait des Amants de Sion ou de L’Ecoute et la véracité photographique deLa Mère s’estompent au profit de l’évocation minimaliste des formes dans Méditations. Contre toute attente, les lignes créatrices de Nelly Kahloun bougent sans cesse au grès de son profond désir, recréant une ambiance, une émotion sans cesse renouvelée.
L’ABSTRACTION-FIGURATIVE DE NELLY KAHLOUN
A l’autre bout de ses recherches, elle atteint « l’absurtatif », ainsi défini par l’artiste. Dans la série Sarahou La Fumeuse, les formes se fragmentent à chaque tableau un peu plus. Avec La Fumeuse 2 et La Fumeuse 3, Nelly Kahloun est sur le fil du rasoir, mixant figuration et abstraction dans un discours artistique évolutif. Quelques détails subtilement évoqués (une partie de l’œil, de la bouche, la main tenant la cigarette) nous disent tout de la femme portraiturée. Et l’on aime voir la démarche réflexive qui fait sens dans son ensemble. A chaque étape (allant de 5 à 1 ou l’inverse) correspond un autre état, une métamorphose en un autre tableau, le tout donnant une patiente gestation aboutissant au bout du bout à la naissance d’une nouvelle création. Nelly Kahloun porte en elle la transmutation de son œuvre. Au stade 1, La Fumeuse devient une œuvre d’art abstrait composée de triangles superposés, reprenant les mêmes couleurs que celles du tableau figuratif. Ici, l’innovation consiste dans la découverte d’un réel de seconde espèce, dont l’essence est mentale, qui se manifeste aux yeux par le seul jeu des formes colorés, hors de toute contrainte représentative et qui possède pour caractéristique majeure de ne se donner que sur le mode fragmentaire.
Surprenante aussi est la peinture nommée Le Bain où Nelly Kahloun explore les voies inattendues du champ artistique cézannien. Elle quitte la représentation « classique » des autres œuvres de la série pour ouvrir son art à des expériences nouvelles. L’accent est mis sur la structure géométrique de ce groupe féminin, n’hésitant pas à réduire les corps à des polyèdres fondamentaux. A l’instar des cubistes, le peintre introduit ainsi une division entre l’être et l’apparaître sans néanmoins disqualifier complètement l’apparaître et tout en assurant que le fossé qui le sépare de l’être est parfaitement franchissable. C’est exposer les structures cachées qui commandent l’organisation des figures apparentes, être à la conquête du réel au-delà des apparences. Par ailleurs, Nelly Kahloun réinvestit la couleur d’une fonction structurante qui donne l’unité synthétique du tableau. C’est la couleur et elle seule qui, par ses variations d’intensité, donne à voir l’espace et à sentir les corps. Les bayadères rouges, bleues et blanches du sol et du rebord de la baignoire déterminent à elles seules la perspective de la composition en ordonnant les plans selon leur profondeur.
MEMOIRES ET SPIRITUALITE
C’est la mémoire du pays de l’enfance, la Tunisie natale de Nelly Kahloun. Mais c’est aussi celle du peuple juif, de sa culture, des ses références religieuses, de la Shoah. Dans cette œuvre picturale, il n’y a pas de questionnements à proprement parler mais des souvenirs, des témoignages, une aspiration à l’altérité car le rapport à l’autre est au cœur du judaïsme.
L’Art narratif de la série des Rites nous plonge de plein pied dans la spiritualité du judaïsme et plus spécifiquement des prières et de la Bar Mitzva. Dans l’une de ses toiles, N.K. peint les portraits de ses proches tant elle y investit son vécu personnel. La Majorité montre l’intérieur d’une synagogue où on célèbre la Bar Mitzva, instant solennel qui introduit le jeune garçon comme membre effectif de la communauté d’Israël, responsable de ses actes devant Dieu. Ce tableau a ceci de singulier que l’utilisation de la peinture à l’huile donne paradoxalement à la surface plane, du relief au récit. On voit, face au rabbin, le jeune Juif qui a mis le tallith (châle de prière) et les teffilines (les philactères), héros du jour heureux et célébré, au centre de la composition. Nous sommes les témoins privilégiés d’un moment intime et sacré de la vie d’un homme. Dans Vénération, le parti pris artistique bipartite place le Bar Mitzva aussi grand que le seffer torah qu’il embrasse. Comme si le spirituel et l’humain étaient unis à quantité équivalente dans un même destin. Dans Jonat, la synagogue devient explicitement le lieu religieux et exclusivement masculin de joie et de prières.
N.K. peint les vieux Sages détenteurs de la Vérité à transmettre, dans toute leur simplicité, leur élégance mélancolique, leur ascétique solitude. Avec le réalisme quasi photographique de Prière, on pense aux beaux portraits des rabbins du XIX° siècle exposés au Musée de la photographie de Marrakech.
L’ORIENT
« C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs,
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs
Qui me rafraichissent le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir. »
Ces vers de La Vie antérieure de Baudelaire pourraient servir de légende à de tels tableaux qui expriment « l’épanchement du songe dans la vie réelle » selon l’expression de Gérard de Nerval, auteur du Voyage en Orient en 1943.
La série Mauresques, renvoie bien sûr à Ingres et aux Orientalistes du XIX° siècle qui, pour beaucoup, firent le voyage au Maroc (Delacroix), en Grèce, en Tunisie, en Turquie, en Egypte. N.K. peint, dans un intimisme provocant, ces gynécées où les femmes discutent secrètement, boivent du thé, jouent de la musique, en attente de l’amour prometteur. Une motivation hédoniste et précieuse, épidermiquement sensuelle, caractérisent les peintures des Bains. N.K. capte la volupté parfumée de l’atmosphère et veut imposer à ces lieux, la durée contemplative du charme impérissable de ces beautés exotiques. Nelly Kahloun excelle dans l’art du drapé qu’elle peint avec délectation dans les tentures, les vêtements. Comme si le tissu, avec ses plis baroques, recels de secrets et de sensualité, nous en apprenait davantage que la chair. Telle La Source d’Ingres, la femme maghrébine du Foulard rouge porte une cruche sur son épaule, geste qui sublime son buste gracieux. Les faïences et mosaïques des hammams permettent à l’artiste de déployer ses talents de peintre hyperréaliste. N.K. atteint avec Zellig à la science du trompe-l’œil particulièrement impressionnant dans cet intérieur où se repose lascivement un jeune homme nu au regard perdu.
N.K. est une artiste prolixe et polymorphe, embarquée dans une œuvre expansive, en recherches constantes. Elle mêle avec euphorie songes et réalité, créant un univers tour à tour sensuel ou mystique, nostalgique parfois, définitivement généreux comme l’artiste. Le spectateur a toujours l’impression d’une présence réelle. Il émane dans son œuvre une sérénité méditative qu’accentue la palette chatoyante. Ses tableaux sont exécutés méticuleusement de façon réfléchie et se différencient par mille nuances subtiles. Dans ses séries, là où un coup d’œil rapide verra la déclinaison d’une même thématique, un regard plus posé percevra de la fragilité et un esprit attentif. La multiplication des toiles relève d’une méthode permettant de réfléchir à l’équivalence entre le portrait et la personne qu’il représente. Elle peint un monde de plénitude où le contentement n’est pas une émotion passive mais une jubilation. Une peinture vulnérable où siège toujours l’identité culturelle célébrée. Avec l’œuvre de Nelly Kahloun, on pense à la réflexion du peintre Zoran Music qui, à la question de savoir ce qui est tapi derrière un tableau répondait : « Ces interrogations concernent le regardant, pas le peintre. L’Artiste doit exprimer sa vérité, faire un avec elle. Il voudrait être dans la toile et la toile dans lui. Ne plus savoir où elle commence, où elle finit. Le tableau n’est pas créé intentionnellement : l’artiste le porte sur tout un parcours et le transmets dans un second temps. »
Monique Boghanim
Directrice Artistique
du MUSEAAV
16bis place Garibaldi
06300 Nice